Au coeur du Vexin Normand, l’imposante silhouette de Château-Gaillard, construit au 12ème siècle et démantelé sous le règne du roi Henri IV, qui surplombe majestueusement les méandres de la Seine au niveau des Andelys, témoigne de la volonté de Richard Coeur de Lion, duc de Normandie et roi d’Angleterre, de protéger le duché contre les visées expansionnistes du roi de France Philippe Auguste. Pièce maîtresse d’un immense complexe défensif inspirée des forteresses Syriennes, protégée par un triple mur d’enceinte réputé imprenable, assiègé dès l’hiver 1203, Château-Gaillard, construit en moins d’un an, résistera pendant sept mois aux assauts répétés d’une armée royale forte de six mille hommes
Richard Cœur-de-Lion, roi d’Angleterre et duc de Normandie, avait à défendre son duché contre les prétentions du roi Philippe-Auguste. Un traité conclu à Issoudun en l’année 1196 portait que, sur la rive droite de la Seine, Gisors et le Vexin normand resteraient au roi de France ; le comté d’Eu, Arques, Aumale, Driancourt, au roi d’Angleterre. Sur la rive gauche le roi de France gagnait Pacy-sur-Eure, Ivry, Vernon, Gaillon, et, à peu de chose près, toute la presqu’île entre l’Eure et la Seine. Privé de la ligne de l’Epte et de la place de Gisors, que la France avait reprise comme son bien sur le vassal normand qui l’avait tenue quelque temps, Richard comprit de quelle importance il était pour lui de couvrir Rouen et sa nouvelle frontière par une forteresse capable d’arrêter l’ennemi.
Au mépris d’un article du traité qui disait : Andely ne pourra être fortifié, il jeta les yeux sur la position d’Andely et sur la Roche-Gaillard, qui domine une si longue courbure du cours de la Seine. Il fit sur le champ commencer les travaux avec une ardeur de roi, dit une chronique. [...] La forteresse assise sur la roche, se composait, outre le donjon, de trois parties distinctes, dont la plus reculée dominait celle du centre, et celle-ci, à son tour, dominait la plus voisine de la langue de terre par laquelle on arrive à la roche.
Une première fortification de forme triangulaire, formant une enceinte de cent quarante pieds de long sur cent pieds à la base du triangle, servait d’avant-garde à la place. La pointe de l’angle faisant face à la langue de terre fut garni d’une forte tour, flanquée à distance de deux tours plus petites. Cette tour formait la tête de la forteresse, aussi avait-elle été construite avec un soin particulier. Deux autres tours, à peu près de la même force, furent placées aux angles de la base inférieure de l’enceinte. Les murs des courtines avaient huit à dix pieds d’épaisseur, comme ceux des tours, et, dans quelques parties, jusqu’à quatorze pieds. Le fossé qui entoure les murs est taillé dans le roc vif ; il a trente pieds de large vers le fond.
En arrière de cette première fortification, Richard fit tracer une deuxième enceinte ; un rempart, long de cinquante pieds et flanqué de deux tours, fut établi pour en protéger le front. Ses flancs, déjà défendus par l’escarpement du ravin, reçurent de bonnes murailles : l’une, celle qui regarde la Seine au sud-ouest, s’appuyant à une tour de forme octogone à l’intérieur et se prolongeant ensuite sous forme de simple parapet ; l’autre vers le nord-est, s’étendant en forme d’ellipse autour de la troisième enceinte ou citadelle. Ces parties ont beaucoup souffert par suite des différentes démolitions qu’elles ont éprouvées. Il est presque impossible aujourd’hui de suivre la trace de la maçonnerie. Cette deuxième enceinte se termine en un vaste demi-cercle tracé par le fossé qui la sépare de la citadelle. A l’angle sud-ouest de l’enceinte, Jean Sans-Terre, fit construite plus tard un bâtiment ayant trente-cinq pieds de long sur vingt-cinq de large. L’étage supérieur servait de chapelle, le rez-de-chaussée de magasins et de cellier.
La troisième enceinte, ou citadelle, à l’extrémité du plateau, se composait d’une fortification de forme elliptique, mais d’une construction toute particulière et bien remarquable ; elle offre dans les trois quarts de son développement des segments de tour, au nombre de dix-sept, qui ne sont séparés entre eux que par deux pieds environ de la courtine. cette muraille bosselée a dû avoir trente pieds de hauteur.
Dans la partie qui regarde la Seine au couchant, le rempart suit une ligne brisée, irrégulière comme les rochers sur lesquels il est assis. Il était défendu par la tour ou donjon dont je vais parler, par les bastions, et, mieux encore, par l’escarpement de rochers. Richard ne craignit pas d’y pratiquer des ouvertures destinées à éclairer une maison d’habitation. De cette maison on communiquait à un escalier creusé dans la roche et qui conduisait à un passage secret, ou espèce de poterne, dont on aperçoit encore quelques traces au milieu des rochers. Un puits fut creusé dans le roc pour le service de la garnison. Il devait avoir une profondeur prodigieuse puisqu’il descendait jusqu’au niveau des eaux de la Seine. Il en existait un semblable dans la seconde enceinte ; tous deux ont été comblés.
Le donjon se compose d’une tour engagée dans le mur occidental, et qui, bien que de forme circulaire dans les trois quarts de son développement, se termine en angle vers le levant à sa partie extérieure. Le mur de la tour, à partir de cet angle n’a pas moins de vingt pieds d’épaisseur ; il en a douze dans les autres parties, non compris les contreforts. Ceux-ci ressemblent assez à de vastes coins en pierre appuyés contre la muraille, car ils deviennent de plus en plus minces vers la base de la tour, disposition fort singulière et qu’on ne voit point ailleurs. Ce donjon avait deux étages, prenant le jour par deux vastes fenêtres ; d’où l’œil plonge au loin sur le cours de la Seine. Le donjon, outre ses deux étages, était encore surmonté de deux tours qui allaient en diminuant. [...] C’est sans doute du haut de ses créneaux que Richard, debout, promenant un regard satisfait sur son ouvrage, et montrant à ses principaux chevaliers, rangés autour de lui, la forteresse qu’il venait d’achever, s’écria, plein d’un juste orgueil : "Qu’elle est belle, ma fille d’un an !"
Richard ne fut pas appelé à défendre lui-même son formidable château ; la mort devait l’enlever deux ans après, en 1199. Après que la cour des pairs de France eut condamné à mort, Jean, roi d’Angleterre, comme coupable de félonie et meurtrier de son neveu Arthur de Bretagne, Philippe-Auguste procéda à l’exécution de la sentence, qui ordonnait la confiscation , au profit de la couronne de France, de tous les fiefs et seigneuries que le coupable possédait sur le continent. Il dirigea sa première attaque importante contre Château-Gaillard , qui était la clef du duché de Normandie.
MM. F. Godefroy, Rossigneux & Lemercier