Le lien entre terrorisme et immigration à l’épreuve des faits
Terrorisme et immigration.
(Article de julia Pascual publié le 12 novembre 2020 sur le site "Le Monde.fr")
Depuis plusieurs jours, les deux mots se mêlent dans les discours politiques. Mardi 10 novembre, un mini-sommet européen virtuel s’est tenu pour muscler la réponse au terrorisme, après les récents attentats en France et en Autriche. Il a notamment été question de renforcer les contrôles aux frontières. « Il est urgent et crucial de savoir qui entre et qui sort », a défendu la chancelière allemande, Angela Merkel. « Nous avons des milliers de combattants terroristes étrangers qui ont soit survécu aux combats en Syrie, en Irak (…) et sont revenus, soit qui n’ont pas pu partir parce qu’ils ont été arrêtés. (…) Ce sont des bombes à retardement », a averti le chancelier autrichien, Sebastian Kurz.
Emmanuel Macron a, quant à lui, dénoncé « le dévoiement du droit d’asile ».
La classe politique est prolixe sur le rapport entre attentats et contrôle des frontières. La corrélation est pourtant ténue, selon les chercheurs les trois dernières attaques terroristes ont été le fait de ressortissants étrangers, aux profils très différents. C’est un Pakistanais de 25 ans, en France depuis trois ans, qui a blessé deux personnes à coups de hachoir, vendredi 25 septembre, devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, à Paris, pour « venger le Prophète » ; c’est un Russe de 18 ans et d’origine tchétchène, réfugié en France depuis son enfance, qui a assassiné le professeur du collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), Samuel Paty, le 16 octobre ; c’est un Tunisien de 21 ans, sur le territoire depuis moins de quarante-huit heures, qui a tué trois personnes dans la basilique de Nice, le 29 octobre.
« Le problème de l’immigration et son contrôle doit être posé », a réagi sur RTL, le 30 octobre, le président du parti Les Républicains, Christian Jacob. « Le lien entre terrorisme et immigration est évident », avait aussi affirmé, le 17 octobre, Thierry Mariani, député européen du Rassemblement national (RN). Une idée largement rebattue par la présidente du RN, Marine Le Pen, depuis plusieurs années. Au sein du gouvernement, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a multiplié ces dernières semaines les visites en Tunisie, au Maroc ou en Algérie, pour obtenir des autorités de ces pays qu’elles reprennent certains de leurs ressortissants en situation irrégulière et soupçonnés de radicalisation. Tandis que M. Macron, en déplacement le 5 novembre à la frontière franco-espagnole, a annoncé un renforcement des contrôles. « Il ne faut en rien confondre la lutte contre l’immigration clandestine et le terrorisme, mais il nous faut regarder lucidement les liens qui existent entre ces deux phénomènes », a dit de nouveau le chef de l’Etat mardi.
Phénomène endogène
Ces propos suscitent un certain malaise, notamment au sein du secteur associatif, en contact direct avec les migrants. « On a une double crainte, explique Laurent Giovannoni, responsable du département accueil et droits des étrangers au Secours catholique. C’est de voir des responsables politiques s’engouffrer dans cette brèche populiste des simplifications outrancières et des amalgames excluants, et faire des propositions qui tendent à fragiliser les droits fondamentaux comme l’asile ou le regroupement familial. On craint aussi que ce débat public délétère amène à renforcer les craintes sur l’islam et le rejet des personnes d’origine étrangère. Il y a un vrai danger pour la cohésion sociale. »
Qu’en est-il réellement du couple que formeraient terrorisme et immigration
La parole politique est aussi prolixe que la matière scientifique est rare sur le sujet. Le lien entre terrorisme et immigration une question « embarrassante », confie Jean-Baptiste Meyer, sociologue à l’Institut de recherche pour le développement et auteur d’un article sur « Le lien entre migration et terrorisme. Un tabou à déconstruire », paru en 2016 dans la revue Hommes & Migrations. « Dans la communauté des spécialistes des migrations, dit-il, on hésite à évoquer directement ce sujet, de crainte que les personnes xénophobes surfent dessus pour porter l’opprobre sur l’ensemble de la population immigrée. »
Dans son article, M. Meyer a recensé le profil des auteurs d’attentats terroristes en France de janvier 2012 à août 2016. Et observe que l’écrasante majorité sont de nationalité française. Un constat qu’a d’ailleurs rappelé Gérald Darmanin, à propos des attaques depuis 2015 : « Sur les 30 derniers terroristes confondus pour des actes commis sur notre sol, 22 étaient français, 8 seulement étrangers », a-t-il répété auprès de plusieurs médias. Le Centre d’analyse du terrorisme (CAT) s’est aussi penché sur ces profils depuis 2012. Et tire la même conclusion. « Sur 29 auteurs, il y a 62 % de Français et si on élargit aux tentatives d’attentats, on double le nombre d’auteurs et on est à 67 % de Français », avance Jean-Charles Brisard, le président du CAT, selon qui « il n’y a pas de lien entre immigration et terrorisme. Nous sommes face à un terrorisme essentiellement endogène, conçu et exécuté dans le pays d’origine, a fortiori depuis l’affaiblissement de l’Etat islamique ».
« Je ne pense pas que la surenchère républicaine et sécuritaire avec des démonstrations aux frontières permette de s’approcher d’une solution, appuie Christophe Bertossi, directeur du Centre migrations et citoyennetés de l’Institut français des relations internationales. Les politiques migratoires ne peuvent pas devenir une politique de sûreté nationale. Cela voudrait dire que la violence est importée dans la société française. Or, la problématique est davantage que la société française produit cette violence. »
D’autres données étayent ce constat.
« En 2019, poursuit M. Brisard, 88 étrangers étaient détenus en France pour terrorisme en lien avec la mouvance islamiste, soit 18 % du total. Les binationaux sont, quant à eux, au nombre de 42, soit environ 8 % du total. »
Malaise surdéterminant
Si l’on s’intéresse au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), qui comprend plus de 20 000 personnes – toutes ne résidant pas en France –, M. Darmanin a récemment révélé que 4 111 d’entre elles étaient étrangères, dont 851 en situation irrégulière sur le territoire, soit respectivement moins du quart et à peine 4 %.
Autre donnée intéressante, soulignée par le CAT :
« Entre 20 % et 25 % des personnes fichées au FSPRT ou parties en Syrie ou en Irak sont des Français convertis à l’islam. Et ils représentent plus de 40 % des personnes impliquées dans des attentats, tentatives et projets d’attentats depuis 2018. »
Une tendance qui augmente.
C’est le cas, par exemple, de Michaël Chiolo, converti à l’islam en 2010 et qui a agressé au couteau deux surveillants de la prison de Condé-sur-Sarthe (Orne) en mars 2019. Ou, quelques mois plus tard, de Mickaël Harpon, qui a tué quatre de ses collègues à la Préfecture de police de Paris. Ou encore de Nathan Chiasson, qui a mortellement atteint au couteau une personne à Villejuif (Val-de-Marne), le 3 janvier. Dans ses travaux, Jean-Baptiste Meyer avait toutefois noté qu’entre 2012 et 2016, « la plupart des auteurs d’attaques terroristes sont des ressortissants français d’origine étrangère ». Le sociologue y décèle un « malaise social, culturel et générationnel » qui « surdétermine la radicalisation ».
« Quand on regarde ces profils, on constate des dérives individuelles, existentielles. Ça ne veut pas dire, outre ces phénomènes pathologiques, qu’il n’y a pas de causes sociales profondes. »
Nombreux sont les chercheurs qui décryptent les ressorts du terrorisme.
A l’image de Fethi Benslama, psychanalyste franco-tunisien et spécialiste du fait religieux, qui analyse les « tourments identitaires » de certains jeunes réceptifs aux discours radicaux de prédicateurs. Il regrette la « démagogie politique » qui se manifeste ces derniers jours comme le cache-misère d’une forme d’« ignorance ».
« Beaucoup d’hommes politiques ne lisent pas la recherche, alors que les sciences humaines ont sillonné ces sujets », insiste-t-il.
Cette recherche se heurte, cependant, à une limite statistique.
« Le terrorisme est un phénomène rare, rappelle Alex Nowrasteh, économiste et directeur des études migratoires du think tank libertarien américain CATO. En 2020, en France, sept personnes en sont mortes. Une personne a une chance sur 9,3 millions d’être tuée par le terrorisme chaque année. Si on fait une moyenne à long terme, entre 1975 et 2020, ce risque est d’une chance pour 5,3 millions chaque année. C’est pour ça qu’il est difficile de dire quoi que ce soit qui ait du sens statistiquement. »
Dans une étude parue en 2019, intitulée « Do Immigrants Import Terrorism ? » (« les migrants importent-ils le terrorisme »), M. Nowrasteh se penche, avec trois autres économistes, sur les données de 174 pays entre 1995 et 2015. « Nous n’observons aucune association significative entre la part des migrants dans un pays et une activité terroriste », écrivent-ils. En revanche, « le principal corrélat de l’activité terroriste est toujours l’implication d’un pays dans un conflit armé, interne ou international ».
D’où leur conclusion, sans appel :
« Des restrictions à l’immigration inspirées par la peur du terrorisme sont mal orientées. »